La tempesta de neu
8 gener 2010 per Carles Gorini
« Jamais encore Jacques ne s’Ă©tait senti pĂ©nĂ©trer d’un tel froid. Sous les mille aiguilles de la neige, son visage lui semblait en sang; et il n’avait plus conscience de ses mains, paralysĂ©es par l’onglĂ©e, devenues si insensibles, qu’il frĂ©mit en s’apercevant qu’il perdait, entre ses doigts, la sensation du petit volant du changement de marche. Quand il levait le coude, pour tirer la tringle du sifflet, son bras pesait Ă son Ă©paule comme un bras de mort. Il n’aurait pu dire si ses jambes le portaient, dans les secousses continues de la trĂ©pidation, qui lui arrachaient les entrailles. Une immense fatigue l’avait envahi, avec ce froid, dont le gel gagnait son crĂąne, et sa peur Ă©tait de n’ĂȘtre plus, de ne plus savoir s’il conduisait, car il ne tournait dĂ©jĂ le volant que d’un geste machinal, il regardait, hĂ©bĂ©tĂ©, le manomĂštre descendre. Toutes les histoires connues d’hallucinations lui traversaient la tĂȘte. N’Ă©tait-ce pas un arbre abattu, lĂ -bas, en travers de la voie? N’avait-il pas aperçu un drapeau rouge flottant au-dessus de ce buisson? Des pĂ©tards, Ă chaque minute, n’Ă©clataient-ils pas, dans le grondement des roues? Il n’aurait pu le dire, il se rĂ©pĂ©tait qu’il devrait arrĂȘter, et il n’en trouvait pas la volontĂ© nette. Pendant quelques minutes, cette crise le tortura; puis, brusquement, la vue de Pecqueux, retombĂ© endormi sur le coffre, terrassĂ© par cet accablement du froid dont lui-mĂȘme souffrait, le jeta dans une colĂšre telle, qu’il en fut comme rĂ©chauffĂ©.
–Ah! nom de Dieu de salop!
Et lui, si doux d’ordinaire aux vices de cet ivrogne, le rĂ©veilla Ă coups de pied, tapa jusqu’Ă ce qu’il fĂ»t debout. L’autre, engourdi, se contenta de grogner, en reprenant sa pelle.
–Bon, bon! on y va!
Quand le foyer fut chargĂ©, la pression remonta; et il Ă©tait temps, la Lison venait de s’engager au fond d’une tranchĂ©e, oĂč elle avait Ă fendre une Ă©paisseur de plus d’un mĂštre. Elle avançait dans un effort extrĂȘme, dont elle tremblait toute. Un instant, elle s’Ă©puisa, il sembla qu’elle allait s’immobiliser, ainsi qu’un navire qui a touchĂ© un banc de sable. Ce qui la chargeait, c’Ă©tait la neige dont une couche pesante avait peu Ă peu couvert la toiture des wagons. Ils filaient ainsi, noirs dans le sillage blanc, avec ce drap blanc tendu sur eux; et elle-mĂȘme n’avait que des bordures d’hermine, habillant ses reins sombres, oĂč les flocons fondaient et ruisselaient en pluie. Une fois de plus, malgrĂ© le poids, elle se dĂ©gagea, elle passa. Le long d’une large courbe, sur un remblai, on put suivre encore le train, qui s’avançait Ă l’aise, pareil Ă un ruban d’ombre, perdu au milieu d’un pays des lĂ©gendes, Ă©clatant de blancheur.
Mais plus loin, les tranchĂ©es recommençaient, et Jacques, et Pecqueux, qui avaient senti toucher la Lison, se raidirent contre le froid, debout Ă ce poste que, mĂȘme mourants, ils ne pouvaient dĂ©serter. De nouveau, la machine perdait de sa vitesse. Elle s’Ă©tait engagĂ©e entre deux talus, et l’arrĂȘt se produisit lentement, sans secousse. Il sembla qu’elle s’engluait, prise par toutes ses roues, de plus en plus serrĂ©e, hors d’haleine. Elle ne bougea plus. C’Ă©tait fait, la neige la tenait, impuissante. »
La bĂȘte humaine (fragment)
Ămile Zola